« Sans doute, l’arme de la critique ne peut-elle remplacer la critique des armes, la puissance matérielle ne peut être abattue que par la puissance matérielle, mais la théorie aussi, dès qu’elle s’empare des masses, devient une puissance matérielle » (Marx)
Sans doute, l’arme de la critique de l’état d’urgence ne peut-elle remplacer une révolution contre l’état d’urgence, mais l’arme de la théorie critique de l’état d’urgence est également une puissance matérielle en ce qu’elle déconstruit l’idéologie dominante au travers de contre-discours susceptibles de faire changer d’opinion, et de faire basculer d’un soutien de l’état d’urgence à une critique de l’état d’urgence. Les contre-discours, munitions dans notre bataille de la critique contre l’état d’urgence, que nous pouvons mobiliser sont ceux-ci :
- La critique « démocratique », « anti-coloniale » et « anti-terroriste » de l’état d’urgence. Il s’agit de rappeler que l’état d’urgence est non seulement un « état d’exception » aux règles démocratico-étatiques, mais que celui-ci est devenu une véritable technique de gouvernement en raison de sa récurrence[1] (Plan Vigipirate depuis 1995, prolongation de l’état d’urgence), montrant par-là que l’État « de droit » se définit également pour son pouvoir de suspension du droit[2], pouvoir débouchant régulièrement sur des dictatures (« l’état d’urgence » de 1930-1933 dans l’Allemagne républicaine dirigé par une alliance centriste et social-démocrate permit ainsi l’accession d’Hitler au pouvoir[3]) ou des atteintes graves aux libertés et aux droits (« l’état d’urgence » en 1941-1945 aux États-Unis sous un gouvernement social-démocrate permit de déporter 110 000 personnes dans des camps au milieu du désert). Il faut également rappeler que l’état d’urgence n’est qu’un prolongement de l’« état de siège »[4] (l’outil de répression des journées de Juin 1848, des oppositions au coup d’État de 1851 et de La Commune de 1871, et issue d’une législation répressive pluriséculaire[5]) puisqu’elle entraîne une suspension analogue des droits et des libertés démocratiques[6] mais que, simplement, elle n’implique pas de transfert de pouvoir aux militaires, et est donc une « dictature gouvernementale » plutôt que militaire[7]. Il faut rappeler, enfin, qu’il s’agit d’une loi liberticide néo-coloniale[8] (et dénoncée comme telle lors de sa création[9]), née dans une situation de guerre coloniale (en Algérie, en 1955[10]), utilisée depuis dans des contextes éminemment néo-coloniaux (1985 – insurrection kanaque – et 2005 – émeutes des « banlieues »), ayant déjà démontré ses potentialités anti-démocratiques (massacres du 8 Février 1962 et du 17 octobre 1961[11], sous l’état d’urgence de 1961-1963), n’étant d’aucune utilité contre « l’islamisme terroriste » lorsqu’elle est appliquée contre des militants politiques de gauche et des squatteurs (et, lorsqu’elle est appliquée contre des « musulmans », y compris « convertis », source d’injustices – et même potentiellement source de « radicalisation »), sachant qu’elle ne résoudra de toute façon rien puisqu’elle est incapable de s’attaquer aux racines sociales du problème (crise du capitalisme impliquant chômage massif – surtout au sein des quartiers populaires[12] – ainsi que exacerbation d’une concurrence structurelle entre individus capitalistes[13] – d’où un délitement du « lien social » –, absence croissante de perspective existentielle pour des subjectivités empêchées socialement de s’épanouir[14] et achevant donc cette in-existence par l’an-néantissement de soi et des autres[15], etc.). Elle n’est d’ailleurs même pas consistante géopolitiquement (méconnaissance du déficit de légitimité des souverainetés chiites de Syrie et d’Irak auprès des populations arabes sunnites) – voir ci-dessous. La démocratie contre l’État, pour paraphraser l’ouvrage de Miguel Abensour, voilà ce dont il s’agit : d’affirmer une supériorité des droits démocratiques (y compris ceux bafoués dans notre soi-disant « démocratie », comme « l’insubordination légitime ») sur des décisions étatiques hétéronomes, centralisées, militaro-policière, terroristes (répression policière, terrorisme politico-médiatico-policier[16], autant de raisons de se sentir « en insécurité » et d’avoir peur des violences policières, qu’on soit militant ou musulman).
- La critique « géopolitique » de l’état d’urgence. Nous sommes tombés (enfin, l’État français, et nous avec) dans un « piège » tendu par Daech[17] en l'attaquant aux côtés de forces politiques anti-sunnites (Bachar Al-Assad, l’Etat irakien chiite, l’Iran, etc.), d’une part, et en déclarant l’état d’urgence et l’union nationale, forces susceptibles en raison des représentations nationalistes-racistes (et dont l’aboutissement logique est une montée électorale du Front National[18], d’ailleurs souhaitée par Daech[19]) et des actions répressives anti-musulmanes (perquisitions, contrôles d’identité, assignations, etc., et sans parler des actions racistes menées en-dehors du cadre policier) qu’elles charrient, d’autre part. Sans être complètement en accord avec l’argumentation de l’historien Pierre-Jean Luizard dans son ouvrage Le piège Daesh. L’Etat islamique ou le retour de l’histoire (La Découverte, 2015), force est de constater que l’intervention militaire occidentale, sans solution politique (autre qu’une restauration des souverainetés chiites de Damas et de Baghdad, intolérable pour des populations sunnites discriminées depuis quelques années, et ce après avoir été au pouvoir en Irak jusqu’en 2003) et pour des raisons indifférentes au sort des populations sunnites (lesquelles, peut affirmer Daech, ont été massacrées dans l’indifférence occidentale depuis plusieurs années par des forces non-sunnites), renforce sans doute l’adhésion (résignée) des populations arabes sunnites de Syrie et d’Irak au « Califat islamique », tandis qu’elle renforce concrètement chez Daesh une rhétorique anti-impérialiste ; et que, d’autre part, l’immense accumulation de discours islamophobes, de pair avec une recrudescence des actions néocoloniales-sécuritaires islamophobes (déjà qu’à l’ordinaire ces discours et ces politiques ne sont guère brillantes en termes d’injustice[20] comme de prophéties auto-réalisatrices[21]), ne peuvent qu’inciter davantage de Français au « djihad » sunnite de Daech (et y compris à de nouveaux attentats) en raison de l’effet de « prophétie autoréalisatrice » inhérent à ces phénomènes (plus quelqu’un est suspecté comme terroriste potentiel – et violenté comme tel – plus il aura tendance à en devenir un en réaction aux violences subies). « Notre » politique actuelle d'union nationale, d'état d'urgence et d'intervention militaire sans solution politique, autrement dit, est non seulement une grave atteinte aux libertés démocratiques et une suspension des droits instrumentalisée contre des militants politiques, mais également une politique aux effets géopolitiques catastrophiques puisqu'elle renforce Daech en termes d'adhésion des arabes sunnites de Syrie et d'Irak et en termes de recrues djihadistes en Occident (l’islamophobie d’État créant une sorte de prophétie auto-réalisatrice[22] en créant des conditions de basculement de nouvelles personnes dans l’islamisme djihadiste). L’union nationale, l’état d’urgence et l’intervention militaire sans solution politique outre qu’un rétablissement de souverainetés honnies (alors même que l’unique option un minimum émancipatrice réside dans l’expérience révolutionnaire, multiconfessionnelle, démocratique du Rojava – sans s’interdire de pointer certaines limites de cette expérience) sont autant de politiques tombées dans un piège, celui de Daech, et dont il s’agit de sortir au plus vite.
Marx termine d’ailleurs son argumentation ainsi : « La théorie est capable de s’emparer des masses [...] dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est prendre les choses à la racine ». Or la racine des problèmes, aujourd’hui, c’est le capitalisme et sa dynamique d’anéantissement social[23], géopolitique[24], existentiel[25], écologique[26] et militaro-policier[27]. Engager une sortie radicale du capitalisme[28], voilà notre unique planche de salut.
[1] Giorgio Agamben, État d’exception. Homo Sacer, Seuil, 2003.
[2] Agamben, ibid.
[3] Agamben, ibid.
[4] Sylvie Thénault, « L'état d'urgence (1955-2005). De l'Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d'une loi », Le Mouvement Social 2007/1 (n°218), pp. 63-78.
[5] Agamben, ibid.
[6] Sylvie Thénault, « L'état d'urgence (1955-2005). De l'Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d'une loi », Le Mouvement Social 2007/1 (n°218), pp. 63-78.
[7] Thénault, ibid.
[8] Mathieu Rigouste, L'ennemi intérieur : La généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France métropolitaine, La Découverte, 2011.
[9] Thénault, ibid.
[10] Thénault, ibid.
[11] Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d'un massacre d'État, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2006 et Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961. Un massacre à Paris, Fayard, 2001.
[12] Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de l’ « insécurité », La Découverte, 2008.
[13] Kurz, Robert, Vies et mort du capitalisme, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2011.
[14] Michel Henry, La Barbarie, PUF, 2014.
[15] Kurz, Robert, « La pulsion de mort de la concurrence » dans Avis aux naufragés, Lignes/Manifestes, Paris, 2005 et Anselm Jappe, « Narcissisme et fétichisme de la marchandise : quelques remarques à partir de Descartes, Kant et Marx » dans Rue Descartes, n°85-86.
[16] https://paris-luttes.info/+-etatdurgence-+?lang=fr, pensee-radicale-en-construction.overblog.com, etc.
[17] Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’histoire, La Découverte, 2015.
[18] http://www.franceinfo.fr/actu/politique/article/regionales-en-paca-le-front-national-largement-en-tete-des-intentions-de-vote-aux-deux-tours-746937 Même Villepin en parle : http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2015/12/02/25002-20151202ARTFIG00110-etat-d-urgence-dominique-de-villepin-inquiet-d-une-derive-possible.php.
[19] http://www.lexpress.fr/actualite/societe/pour-daech-le-fn-a-raison-les-musulmans-n-ont-rien-a-faire-en-france_1743719.html
[20] Fassin, Didier, La force de l'ordre : Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011 ; Thomas Deltombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, La Découverte, 2005 ; Hajjat, Abdellali et Mohammed, Marwan, Islamophobie. Comment les élites françaises ont fabriqué le « problème musulman », La Découverte, 2013.
[21] http://www.laurent-mucchielli.org/index.php?post/2012/05/26/Pourquoi-la-phobie-de-l-islam-enfle
[22] http://www.politis.fr/Le-choc-des-civilisations-ou-la,4239.html
[23] Kurz, ibid.
[24] Kurz, Robert, « Impérialisme de crise » dans Avis aux naufragés, Lignes-Manifestes, Paris, 2005 ; http://pensee-radicale-en-construction.overblog.com/2015/09/le-stade-ei-du-capital-de-l-etat-et-du-spectacle.html
[25] Jappe, ibid.
[26] Claus Peter Ortlieb, "Au pied du mur. De l'origine commune des crises écologique et économique".
[27] Maurice Rajsfus, La police hors-la-loi. Des milliers de bavures sans ordonnances depuis 1968, Le Cherche Midi, 1996 ; Rigouste, Mathieu, La domination policière : Une violence industrielle, La Fabrique, Paris, 2012 ; Wood, Lesley, Mater la meute : La militarisation de la gestion policière des manifestations suivi de Le marché global de la violence, Lux, Paris, 2015 ; Dupuis-Déri, Francis, A qui la rue ? Répression policière et mouvements sociaux, Montréal, Ecosociété, 2013.
[28] http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/